B) Les professionnels des bibliothèques s'indignent
. Orange, la bibliothèque pervertie, une professionnelle parle
Une ville versatile, la rigueur
En mars 1997, dans un numéro du BBF(Bulletin des Bibliothèques de France), T. 42 numéro 4, Catherine Canazzi, ancienne responsable de la bibliothèque d'Orange jusqu'en mars 1996, rédigeait un article nommé Orange, la bibliothèque pervertie. Il s'agissait, quasiment un an après avoir quitté son poste, de critiquer la gestion de l'établissement public par les élus frontistes.
Un exemplaire du BBF
En guise de préambule, Catherine Canazzi évoque la ville d'Orange et son caractère versatile, « elle change de couleur politique tous les six ans ». Ville communiste, socialiste, RPR, quasiment tous les courants ont siégé dans cette ville du sud-est. Dont le Front National que l'ancienne responsable côtoya l'espace de neuf mois.
Catherine Canazzi parle, du fait d'un changement de maire, et de cette nouvelle couleur politique qui recouvre la ville d'Orange, d'une sorte de « gel » en ce qui concerne les affaires culturelles. « Aucun achat entre juin et septembre » dit-elle pour les acquisitions de la bibliothèque, la raison étant une analyse pointilleuse des finances de la ville de la part de la nouvelle équipe municipale. Un projet de médiathèque vient tout juste de se mettre en place, les impôts locaux sont élevés. Catherine Canazzi ne critique pas cette attitude, elle semble même comprendre ce pragmatisme économique.
L'indignation sans fondement
Jusqu'ici, tout va bien. L'ancienne responsable n'est pas hostile à la nouvelle équipe municipale, le gel est justifié vu la conjoncture économique. Le problème, « les prémisses du conflit » comme elle l'écrit, commence avec une affaire de dons. Des dons transitant par le cabinet du maire rappelle-t-elle. Les livres donnés sont choquants pour Catherine Canazzi. « compilation de jugements à l'emporte-pièce d'une rare violence verbale ne reposant sur aucune analyse critique prétendument sérieuse, contenu ouvertement xénophobe, révisionniste et anti-gauche dans l'acception la plus large et la plus caricaturale du terme, telles étaient les lignes directrices de la plupart de ces ouvrages. ».
Devant de tels propos, on n'est prêt à acquiescer. Aller dans le sens de Catherine Canazzi. Après tout, chacun est libre d'avoir ses indignations, de juger tel propos, tel traitement, écœurant selon sa sensibilité. Seulement, premier problème, à aucun moment, dans son long billet, l'ancienne responsable de la bibliothèque d'Orange ne cite les ouvrages concernés.
On ne sait pas qui sont ces auteurs violents, ces ouvrages xénophobes ou révisionnistes. Des noms ? Des titres précis ? Un chiffre pour évaluer la masse totale de ces dons ? Des dons qui bouleversent les collections ou un pourcentage, par rapport aux documentaires présents dans la bibliothèque, insignifiant ? Si l'on rentre un peu plus précisément dans le sujet, on ne trouve non pas « aucune analyse critique » comme Catherine Canazzi le précise pour les dons mais aucune base solide. Où sont les statistiques ? Les comparaisons de ces relevés ? Les listes d'ouvrages pointés du doigt ? A part un grand flou, quelques paroles qui s'apparentent plus à des jugements sommaires qu'à des arguments, puisque sans bases, le lecteur curieux et exigeant ne trouve pas son compte. Platon nous enseignait la rigueur du questionnement, on ne trouve pas cette rigueur dans de tels propos.
Les dialogues platoniciens ou l'apprentissage de la rigueur du questionnement
Bien souvent, on débute l'apprentissage de la philosophie, en terminale, par les dialogues platoniciens. Pourquoi ? Parce qu'il s'agit d'œuvres de l'antiquité et que, d'un point de vue chronologique, on tient là la base d'une réflexion occidentale. Oui, d'une certaine manière, seulement plus qu'une simple question de chronologie c'est bien cette rigueur du questionnement que nous transmet Platon qu'il faut conserver.
Le philosophe Platon
Le philosophe grec met en scène, dans la plupart de ses dialogues, son maître à penser, Aristote. Il s'agit, la majeure partie du temps, de l'opposer à d'autres penseurs prétendument initiés dans des domaines précis : le langage (Cratyle), la vertu (Ménon), etc. Chaque dialogue permet ainsi une confrontation des idées, de proposer, en filigrane, une réflexion cohérente. Les questions d'Aristote structurent l'échange, permettent à chacun d'approfondir son propos. L'idée étant, par ces perpétuels renvois, de pousser chacun des interlocuteurs dans ses retranchements. Un bon moyen pour tester la fiabilité, la force plutôt, des concepts mis en avant.
Pourquoi cet écart sur les dialogues platoniciens ? Quel est le rapport avec l'article de l'ancienne responsable de la bibliothèque d'Orange ? Il est simple, ce procédé platonicien est primordial pour celui qui veut exercer sa pensée. A celui qui réfléchit, il deviendra, un peu comme le dit Pascal dans ses Pensées, une « seconde nature ». Comme un automatisme, lors d'une quelconque confrontation avec un texte critique, on interrogera directement la source afin d'apporter une contradiction. Contradiction que l'on espère dépassée dans la suite du texte lu. Mais c'est également à soi-même qu'on appliquera ce cheminement fait d'interrogations pour tester la solidité de nos idées Même si Catherine Canazzi ne propose pas une réflexion philosophique, c'est sa démarche qui souffre de l'épreuve des interrogations. Affirmations sans bases. Si l'on doit se rattacher à un figure philosophique, Catherine Canazzi se rapproche plus du sophiste que du philosophe. Forcément, la crédibilité chute.
Des dons dirigés par la mairie, des acquisitions compliquées
En fait, le vrai problème que soulève Catherine Canazzi tient à l'introduction des dons et surtout à la vision véhiculée par une telle méthode. Selon elle, le maire les impose à l'équipe de la bibliothèque prétextant ne pas avoir à subir de censure de la part de la responsable, que les jugements littéraires de Me Canazzi ne sont pas viables et que ces livres, des dons donc, ne couleront pas le budget puisqu'ils ne coûteront rien. Sur ce dernier point, rien à redire, seulement en jouant le forcing, en déresponsabilisant le statut de Catherine Canazzi, le maire d'Orange noircit son image en contournant littéralement les professionnels du livre.
Pour ce qui est des acquisitions, là encore Catherine Canazzi s'offusque et parle d'un contrôle des achats par l'équipe municipale. « listes retournées biffées, refus de signature d'engagements de dépenses, puis prescription d'achats », écrit-elle. Là encore, le problème vient de l'ingérence du politique dans le culturel. Ce n'est pas aux élus de gérer les acquisitions, s'il y a des professionnels du livre c'est bien parce que l'on considère qu'un tel domaine doit être géré par des initiés, formés pour cela.
On retrouve, si l'on se fie aux propos de l'ancienne responsable, cette volonté de se passer de ces employés qualifiés. Cette méthode renvoie à une vision négative du métier. Pourquoi ? Tout simplement parce que l'équipe municipale renie certains principes comme les fiches de poste. A chaque embauche, précaire ou non, un profil de poste est établit pour définir clairement le rôle de chacun. On peut être plus accés sur les acquisitions, le catalogage, le service public, etc. Il faut bien répartir les rôles, la fiche de poste est là pour ça. Elle peut d'ailleurs évoluer au fil des années. Normalement, les acquisitions sont faites par des fonctionnaires catégories B et A, dont Me Canazzi à l'époque. Le maire, ou l'équipe municipale, en intervenant ainsi dans des acquisitions qui doivent être réalisées par des professionnels du livre, selon les fiches de poste, rejettent ce principe même des rôles.
La méthode de la mairie frontiste porte également un coup au principe des entretiens annuels. Comme la fiche de poste, ces derniers permettent de fixer des objectifs pour l'année à venir à chacun des employés. L'entretien permettant aussi d'évaluer si les visées de l'année précédente se sont couronnées de succès. Ces entretiens, dans le cas de la bibliothèque d'Orange, sont caducs ou du moins faussés puisqu'une tierce personne, la mairie, s'introduit dans un processus professionnel qui ne concerne que les employés des bibliothèques.
Et puis, au-delà de ce mépris de principes essentiels permettant de structurer une bibliothèque, c'est le métier en lui-même qui est touché par une telle politique d'ingérence. Le professionnel du livre, formé, initié dans son domaine, n'est plus utile ? On peut se passer de lui pour des opérations comme les acquisitions ? La légitimité de la profession est malmenée avec une telle méthode.
Des acquisitions moralement inacceptables
Mais revenons aux propos de Catherine Canazzi. Même si elle formule, sans expliciter comme on peut le lire ci-dessus, une critique pertinente concernant l'ingérence du politique dans le culturel, sa démarche pose un second problème. Non plus un manque de bases mais un souci quant au référent critique. L'ancienne responsable donne, pour les acquisitions pas les dons, enfin des références. Des références qui soutiennent son indignation première. « Les usagers de la bibliothèque ont pu découvrir sur les rayons des ouvrages d'Alain de Benoist, de Julius Evola, de Jean Mabire, de Carl Schmitt, d'Henri Coston, etc ».
L'italien Julius Evola
La question à se poser est la suivante : Pourquoi ces auteurs posent problème ? Sur quel critère se base Catherine Canazzi ? Celui de l'idéologiquement viable ? Elle considère que, selon sa propre sensibilité, cela ne rentre pas dans le cadre de l'acceptable ? N'est-ce pas ironique pour quelqu'un parlant de censure que de constater une telle attitude consistant justement à refuser à son tour des ouvrages ? Le censuré devenu censeur.
Ce détail n'est pas anodin puisqu'il renvoie à un concept plus profond qu'une simple question d'acquisitions pour une bibliothèque municipale. Il s'agit de liberté d'expression, et donc de circulation des savoirs puisque s'exprimer c'est aussi réfléchir aux moyens de communication, qui est ici en jeu. Deux conceptions s'affrontent, une d'inspiration anglaise, une autre plus française. Explications.
Une certaine conception de la liberté d'expression
Voltaire était, ce n'est un secret pour personne si l'on prend la peine de relire Les Lettres philosophiques, un adorateur de l'Angleterre. Pays libéral par excellence, la liberté d'expression y est vue bien différemment qu'en France. Chez les Anglais, interdire n'est pas une solution viable si l'on cherche à résumer une telle conception.
On attribue souvent à notre philosophe français la phrase suivante, sorte de synthèse de la liberté d'expression à l'anglaise, « Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire. ». Cette citation proviendrait comme le rappelle Norbert Guterman d'une lettre du 6 février 1770 de Voltaire à l'abbé Le Riche. Seulement, il n'existe ni lettre ni citation.
Néanmoins, pas de quoi jeter la fameuse citation aux oubliettes. Cette phrase apocryphe proviendrait probablement d'un article du Dictionnaire philosophique de Voltaire, l'article Homme, « J'aimais l'auteur du livre De l'Esprit [Helvétius]. Cet homme valait mieux que tous ses ennemis ensemble ; mais je n'ai jamais approuvé ni les erreurs de son livre, ni les vérités triviales qu'il débite avec emphase. J'ai pris son parti hautement, quand des hommes absurdes l'ont condamné pour ces vérités mêmes. ». Au final, la formulation change mais l'idée reste.
En se basant sur une telle conception de la liberté d'expression, non restrictive, hors appels explicites aux meurtres qui ne constituent plus vraiment une production littéraire ou documentaire, l'attitude de Catherine Canazzi est condamnable. Non pas du point de vue de la morale, restons plutôt du côté du savoir car la bibliothèque même si elle évolue vers un service de loisirs depuis quelques années ou devient un outil du lien social comme l'évoque certaines formations à l'usage des professionnels (le fameux colloque de Villiers-le-Bel le 11 décembre 2008), elle est encore, du fait de ses collections déjà, un lieu de savoir.
S'indigner et refuser des ouvrages d'auteurs, même d'extrême-droite, c'est priver chaque usager d'un large spectre de connaissances. On bride, on réduit, on censure. Curieux, désirant apprendre, je ne peux me contenter d'un savoir amputé, quelque soit le motif de l'amputation. D'un savoir orienté car occultant certains courants.
Avec une vision de la liberté d'expression à l'anglaise, le but est de proposer le maximum, ne pas censurer car le censure n'est pas légitime en ce sens qu'elle fait intervenir un intermédiaire.
L'intermédiaire et le libre arbitre
L'attitude du censeur est une attitude foncièrement gênante car infantilisante. Au fond, le censeur n'est qu'un intermédiaire. C'est celui qui juge, pour les autres, de ce qui est bon ou pas. Comme si le lecteur n'était pas apte à lire, ou non, juger comme il le souhaite, par lui-même, son passif, sa culture, de tels auteurs. Une telle attitude ne peut que nous rappeler, avec le sourire, le fameux mot de Léo Ferré, « Le problème dans la morale, c'est que c'est toujours la morale des autres ». La morale des autres pour tous.
Le censeur incarne au fond l'argument d'autorité par excellence. Il semble scander, du haut de son piédestal, tel un Dieu autoproclamé, auto-légitimé, « Je te dis que cela est méprisable et cela non. Que là est le Bien et là le Mal ». Quand on sait que l'argument d'autorité est le niveau zéro de l'argumentation, il vaut mieux se méfier.
L'argument d'autorité, c'est éviter un développement intellectuel se basant sur des arguments, des exemples, une progression logique. On ne voit qu'une figure qui s'élève et d'un doigt divin nous somme de bannir tel ou tel comportement, telle ou telle parole. Nietzsche a, paraît-il, tué Dieu. Il serait temps de se débarrasser de ces intermédiaires et d'enfin penser par soi-même. Seul maître à bord d'une certaine manière.
Ainsi avec une conception anglaise de la liberté d'expression, et donc avec un rejet de l'intermédiaire qui n'est rien d'autre qu'une incarnation du degré le plus bas de l'argumentation, l'argument d'autorité (un argument de force et non intellectuel), une bibliothèque idéale, dans le champ des livres politiques, irait du Mein Kampf d'Hitler au Capital de Marx en passant par Proudhon l'anarchiste, le socialisme de Jaurès, Mao et son livre rouge, etc. Pourquoi se priver de telle ou telle connaissance ? Sur quel motif ? Que vient donc faire la morale lorsqu'il est question de réflexions politiques ?
Mein Kampf, d'Adolf Hitler
Le pluralisme a ses limites
Terminons avec cet article de Catherine Canazzi, bon préambule à l'affaire qui nous intéresse. Voici ce qu'elle dit à propos des acquisitions d'une bibliothèque, la politique à mener : « Gérer une politique d'acquisition, c'est faire entrer dans la balance du choix des paramètres de tous ordres : la satisfaction des demandes du public actuel et du public potentiel, objet de toutes nos attentions ; l'idée, qu'avec un budget donné, on va offrir à ce public un reflet aussi pertinent que possible de la production éditoriale, dans sa diversité, son foisonnement, son actualité, son originalité, son audace parfois ; l'équilibre d'un fonds, matière vivante à modeler, non en fonction de critères à proprement parler idéologiques, mais en fonction de l'existant et du patrimoine de demain. »
Catherine Canazzi parle de « diversité », de « foisonnement », d' « équilibre d'un fonds » à modeler en fonction de « l'existant ». On ne peut que souscrire à une telle définition, seulement si l'on s'attarde sur ses indignations pour les auteurs cités dans les acquisitions, et donc les refus prévisibles sans le forcing de la mairie, ce fameux équilibre n'existait pas à Orange. La diversité s'arrêtait avant tous les courants d'extrême droite, du nationalisme français à l'école traditionnelle italienne. D'une certaine manière, l'ancienne responsable de la bibliothèque d'Orange nous vante un pluralisme qui a ses limites, loué dans l'absolu pour un billet dans une revue professionnelle mais concrètement impraticable. Beau paradoxe, non ?
Pour clore son long billet, Catherine Canazzi rejette le problème du devoir de réserve, obligatoire normalement pour un fonctionnaire mais non respecté dans le cas présent par tant d'employés des bibliothèques lors de ces scandales politico-culturels, et celui du pluralisme comme on vient de le voir ci-dessus.
Le grand problème sous-jacent, en découvrant une telle attitude, c'est l'influence implicite qui se fait. Une bibliothèque occultant des ouvrages politiques de Julius Evola par exemple, c'est se priver de la vision traditionnaliste de la société. Refuser les écrits d'Alain de Benoist, c'est retirer automatiquement de notre champ de réflexion le spectre de la nouvelle droite dont il est un des représentants. En occultant, on oriente forcément. Au lieu de proposer un large panel, la bibliothèque ne soumet à ses lecteurs que des savoirs potentiels triés sur le volet pour des raisons, justement, idéologiques. L'idéologique non viable, le référent dans ce cas étant le fonctionnaire de l'établissement, n'aura pas droit de cité. Etrange conception de la liberté d'expression et du pluralisme.
L'article d'origine : https://lantiblog.over-blog.fr/article-essai---catherine-canazzi-une-professionnelle-parle-72229199.html